Mensonges et trahisons
Dans la sélection livres de cette semaine : deux romans trempés dans le bain tumultueux de la fin des années 1960, une fiction autour d'Harvey Weinstein et des nouvelles venues du Canada.
Deacon King Kong
Révélé avec L’Oiseau du Bon Dieu en 2013, James McBride publie un nouveau roman qui se déroule dans le Brooklyn de son enfance. Le récit s'ouvre avec le coup de folie du vieux Sportcoat, un diacre râleur, adepte du «King Kong», un alcool frelaté local, qui a tenté de descendre au grand jour, sans sommation, le pire dealer du quartier. Nous sommes à la fin des années 1960, une époque turbulente, voire chaotique, à New York, où le trafic de drogue agite, occupe ou inquiète un grand nombre d'habitants. Afro-américains, latinos, mafieux italiens, paroissiens de l’église des Five Ends, flics du secteur : tout Brooklyn est affecté par ce nouveau fléau aux conséquences imprévisibles. Roman choral fantasque entrecroisant portraits de personnages pittoresques, scènes drolatiques et dialogues percutants, Deacon King Kong sécrète une touchante humanité sans jamais se départir d'une énergie communicative et d'une inventivité débridée.
Deacon King Kong de James McBride (Editions Gallmeister - Traduit de l‘anglais (États-Unis) par François Happe).
Trio
Après Le grand jeu de Graham Swift publié en début d'année, le nouveau roman de William Boyd se déroule lui aussi dans la station balnéaire de Brighton, lors de l'été 1968, et met en scène un trio de personnages réunis pour le tournage d’un film dans l’esprit des «Swingin’ Sixties». Le premier, Talbot Kydd, est un producteur aguerri qui affronte tant bien que mal les vents contraires (réécritures sans fin du scénario, erreurs de casting, défection de l’actrice principale...). La deuxième protagoniste est Anny Viklund, jeune beauté américaine à la vie amoureuse chaotique, qui voit réapparaître son ex-mari, terroriste en cavale suscitant l’intérêt de la CIA. Quant à l’épouse délaissée du metteur en scène, Elfrida Wing, autrefois saluée comme la «nouvelle Virginia Woolf» avec son premier roman, elle noie le syndrome de la page blanche dans le gin tonic. Citant Anton Tchekhov – «La plupart des gens mènent leur vraie vie, leur vie la plus intéressante, sous le couvert du secret» –, William Boyd met ainsi en lumière le thème principal de son roman : la simulation. Celle-ci, inhérente à la réalisation d’un film, s’insinue partout, dans la sphère privée comme dans la sphère publique : tromperie, vol dissimulé, adultère furtif et fausse amitié. À travers ces trois personnages complexes et attachants, l'auteur nous entraîne dans les coulisses où se trame le scénario imprévisible de nos vies secrètes, et signe un roman d’une insoutenable légèreté.
Trio de William Boyd (Editions du Seuil – Traduit de l’anglais par Isabelle Perrin).
Harvey
Cette audacieuse fiction autour de la figure du producteur Harvey Weinstein s'ouvre alors que ce dernier, bracelet électronique aux chevilles, arpente la villa qu’on lui a prêtée dans l'attente de son procès. Persuadé qu'il sera disculpé des accusations de viol, il compte se lancer rapidement dans de nouveaux projets. Entre deux coups de fil à ses avocats, il aperçoit le romancier Don DeLillo dans le jardin voisin, lui qui aimerait adapter son chef-d’oeuvre, Bruit de fond, au cinéma. Il demandera à son assistante de lui arranger une entrevue avec DeLillo. Mais en attendant, le médecin doit venir lui faire une perfusion, une nouvelle thérapie à la pointe. Tout le monde semble penser qu’il joue sa vie, demain. Il ne voit néanmoins aucune raison de s’inquiéter, surtout après la perfusion qui le fait planer. Dans ce roman virtuose ponctué d'humour, Emma Cline brosse le portrait saisissant d'un homme de pouvoir habité par un sentiment d'impunité, vautré dans son narcissisme et aveuglé par le déni. Un conte de la folie ordinaire, dénué de tout jugement moral, où l'auteure peint avec finesse les rouages intimes d'un homme inféodé à ses pulsions de domination.
Harvey d'Emma Cline (Editions Quai Voltaire – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch).
Toutes les chances qu’on se donne
Découvert en 2018 avec un premier roman, Dans la cage, d'une rare intensité, Kevin Hardcastle signe un puissant premier recueil de nouvelles. Soit onze histoires qui se déroulent dans les étendues sauvages du nord de l’Ontario et de l’Alberta, au coeur d’un environnement âpre et rural où cohabitent fermes et forêts, sites miniers et petites villes. D'une écriture acérée et nerveuse, l'auteur entremêle violence et tendresse avec une authenticité née de son vécu. Chacun de ses personnages – officier de police, infirmière, combattant de free fight, retraitée ou escroc – sécrète une bouleversante humanité, essayant avec la même pulsion de vie de se laisser une chance, en cherchant dans leur monde un peu de douceur et de beauté. Traversées par une touchante empathie, ces nouvelles fiévreuses portent la marque d’un écrivain parmi les plus prometteurs de sa génération.
Toutes les chances qu’on se donne de Kevin Hardcastle (Editions Albin Michel – Traduit de l’anglais (Canada) par Janique Jouin-de Laurens).